Se faire expulser d’un magasin : est-ce légal ?

L’expulsion d’un client d’un établissement commercial soulève des questions juridiques complexes qui touchent à l’équilibre délicat entre les droits du commerçant et ceux du consommateur. Cette problématique, bien que peu médiatisée, concerne quotidiennement des milliers de personnes en France et peut avoir des conséquences importantes tant sur le plan personnel que commercial. Les situations d’exclusion peuvent résulter de malentendus, de comportements inappropriés ou parfois de pratiques discriminatoires, nécessitant une analyse approfondie des cadres légaux applicables.

La compréhension des mécanismes juridiques encadrant ces situations devient cruciale dans un contexte où les relations commerciales se complexifient et où les droits des consommateurs prennent une importance croissante. Entre liberté d’entreprise et protection contre les discriminations, le droit français établit un cadre précis mais nuancé qui mérite d’être décrypté pour mieux appréhender les enjeux de ces conflits commerciaux.

Fondements juridiques du droit de refus d’accès en établissement commercial

Article L145-1 du code de commerce et liberté contractuelle

Le principe fondamental régissant les relations entre commerçants et clients repose sur la liberté contractuelle, consacrée par l’article 1102 du Code civil. Cette liberté confère aux commerçants le droit de choisir leurs cocontractants, sous réserve de respecter certaines limitations légales. L’article L145-1 du Code de commerce précise que tout commerçant peut, dans le cadre de son activité, définir les conditions d’accès à son établissement, pourvu qu’elles ne contreviennent pas aux dispositions d’ordre public.

Cette prérogative s’inscrit dans la conception française de la propriété privée, même lorsque celle-ci est ouverte au public. Le commerçant conserve ainsi un pouvoir de police de son établissement, lui permettant de maintenir l’ordre et la sécurité nécessaires au bon déroulement de son activité commerciale. Toutefois, cette liberté n’est pas absolue et doit s’exercer dans le respect des principes constitutionnels d’égalité et de non-discrimination.

Jurisprudence de la cour de cassation sur l’exclusion commerciale

La Cour de cassation a établi une jurisprudence constante selon laquelle l’exclusion d’un client doit être fondée sur des motifs légitimes et proportionnés. Dans un arrêt de la Chambre commerciale du 15 janvier 2019, la Haute juridiction a rappelé que « tout commerçant peut refuser l’accès à son établissement à condition que ce refus ne soit pas discriminatoire et qu’il soit justifié par des considérations objectives liées à la sécurité, à l’ordre public ou au bon fonctionnement de l’établissement ».

Cette position jurisprudentielle s’appuie sur l’équilibre nécessaire entre les droits fondamentaux des individus et la liberté d’entreprise. Les juges examinent systématiquement la proportionnalité des mesures prises par rapport aux circonstances ayant motivé l’exclusion, créant ainsi un contrôle judiciaire effectif des pratiques commerciales.

Distinction entre domaine public et propriété privée commerciale

La nature juridique du lieu revêt une importance capitale dans l’analyse des droits et obligations respectifs. Un magasin, bien qu’ouvert au public, demeure une propriété privée où s’applique le régime de la liberté contractuelle. Cette distinction fondamentale avec le domaine public explique pourquoi les commerçants disposent d’une marge de manœuvre plus importante dans la gestion de leur clientèle.

Néanmoins, cette qualification de propriété privée ne dispense pas les commerçants de respecter les obligations légales liées à leur activité d’accueil du public. L’article L111-7 du Code de la construction et de l’habitation impose notamment des obligations d’accessibilité, tandis que les dispositions du Code de la consommation encadrent strictement les pratiques commerciales déloyales.

Réglementation européenne sur la discrimination dans l’accès aux services

Le droit européen complète l’arsenal juridique français par plusieurs directives relatives à la non-discrimination dans l’accès aux biens et services. La directive 2000/43/CE du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique s’applique directement aux établissements commerciaux.

Cette réglementation européenne renforce les protections nationales en créant des obligations positives pour les États membres. Elle impose notamment aux commerçants de justifier objectivement tout refus d’accès qui pourrait être perçu comme discriminatoire, inversant partiellement la charge de la preuve au bénéfice des victimes présumées de discrimination.

Motifs légitimes d’expulsion selon la législation française

Trouble à l’ordre public et sécurité des personnes

Le maintien de l’ordre et de la sécurité constitue le motif d’expulsion le plus largement reconnu par les tribunaux. Cette notion englobe les comportements violents, les menaces proférées contre le personnel ou les autres clients, ainsi que toute attitude susceptible de créer un climat d’insécurité dans l’établissement. Le Code pénal prévoit d’ailleurs dans son article R623-2 des sanctions spécifiques contre les troubles à la tranquillité d’autrui dans les lieux ouverts au public.

Les commerçants peuvent également invoquer ce motif en cas de rassemblements non autorisés ou de manifestations susceptibles de perturber l’activité commerciale. La jurisprudence admet que la simple crainte raisonnable d’un trouble peut justifier une mesure préventive d’exclusion, à condition qu’elle soit temporaire et proportionnée à la menace identifiée.

Non-respect du règlement intérieur de l’établissement

Tout établissement commercial peut adopter un règlement intérieur définissant les conditions d’accès et de comportement attendues des clients. Ce règlement doit être affiché de manière visible et compréhensible, conformément aux dispositions de l’article L111-2 du Code de la consommation. Les règles édictées doivent être objectives, non discriminatoires et proportionnées aux enjeux de l’activité commerciale.

Les violations courantes incluent le non-respect des consignes vestimentaires légitimes, l’utilisation d’appareils photo dans des zones interdites, ou encore la consommation de substances prohibées dans l’enceinte du magasin. L’efficacité juridique de ces règlements suppose toutefois qu’ils aient été portés à la connaissance du client avant son entrée dans l’établissement.

Comportement perturbateur ou agressif envers le personnel

L’agressivité verbale ou physique envers les employés justifie invariablement une mesure d’exclusion immédiate. Cette protection du personnel s’inscrit dans les obligations de l’employeur en matière de santé et sécurité au travail, prévues par l’article L4121-1 du Code du travail. Les commerçants ont ainsi le devoir de protéger leurs salariés contre les agressions de la clientèle.

La notion de comportement perturbateur s’étend aux attitudes de harcèlement, aux propos injurieux ou diffamatoires, ainsi qu’aux tentatives d’intimidation. Les tribunaux apprécient ces situations avec une particulière sévérité, considérant que la dignité du personnel constitue une valeur fondamentale qui prime sur les considérations commerciales.

Suspicion de vol ou tentative de fraude

La suspicion légitime de vol autorise les commerçants à prendre des mesures conservatoires, incluant l’exclusion temporaire ou définitive du client concerné. Cette suspicion doit être fondée sur des éléments objectifs et vérifiables, comme des images de vidéosurveillance ou des témoignages concordants du personnel. L’article 73 du Code de procédure pénale encadre strictement les conditions dans lesquelles un commerçant peut retenir une personne soupçonnée de vol.

Les tentatives de fraude, qu’elles concernent les moyens de paiement, les documents d’identité ou les titres de réduction, constituent également des motifs légitimes d’exclusion. Ces pratiques portent atteinte aux intérêts économiques légitimes de l’établissement et peuvent justifier des mesures préventives pour éviter leur répétition.

Non-conformité aux conditions d’accès sanitaires

Depuis la crise sanitaire de 2020, les conditions d’accès liées à la santé publique ont pris une importance considérable. Les commerçants peuvent légalement exiger le respect des mesures sanitaires en vigueur, qu’il s’agisse du port du masque, de la présentation d’un pass sanitaire ou du respect des gestes barrières. Ces obligations trouvent leur fondement dans les articles L3131-1 et suivants du Code de la santé publique.

L’exclusion pour non-respect des consignes sanitaires doit cependant tenir compte des situations particulières, notamment les exemptions médicales justifiées. Les commerçants doivent proposer des solutions alternatives lorsque cela est possible, comme l’accès prioritaire ou la commande à distance, pour concilier impératifs sanitaires et égalité d’accès aux services.

Procédure d’expulsion et obligations du commerçant

La procédure d’expulsion doit respecter un formalisme strict pour être juridiquement valide. Le commerçant ou son représentant doit d’abord signifier clairement au client les motifs de l’exclusion, en lui laissant la possibilité de s’expliquer ou de rectifier son comportement lorsque cela est approprié. Cette exigence de dialogue préalable, issue de la jurisprudence administrative adaptée au droit commercial, vise à éviter les exclusions arbitraires ou disproportionnées.

En cas de refus d’obtempérer, le commerçant peut faire appel aux forces de l’ordre pour faire exécuter sa décision d’exclusion. Il ne peut en aucun cas procéder lui-même à l’expulsion physique du client, sauf en cas de légitime défense caractérisée. L’article 432-4 du Code pénal sanctionne d’ailleurs les violences exercées par les dépositaires de l’autorité publique ou privée, incluant implicitement les agents de sécurité des établissements commerciaux.

La documentation de l’incident revêt une importance cruciale pour la défense des droits du commerçant en cas de contestation ultérieure. Un rapport détaillé mentionnant les circonstances, les témoins présents et les mesures prises doit être établi. Les enregistrements de vidéosurveillance, lorsqu’ils existent, constituent des preuves particulièrement précieuses, à condition de respecter les obligations de la loi informatique et libertés.

La procédure d’expulsion doit toujours privilégier la désescalade et le dialogue, l’exclusion physique ne constituant qu’un dernier recours face à des comportements manifestement inadmissibles.

Les commerçants doivent également informer le client de ses droits de recours, notamment la possibilité de saisir les autorités compétentes en cas de contestation. Cette obligation d’information, bien qu’implicite dans le droit français, s’inspire des bonnes pratiques développées dans d’autres pays européens et contribue à la transparence des relations commerciales.

Pratiques discriminatoires interdites par le code pénal

Article 225-1 sur les critères de discrimination prohibés

L’article 225-1 du Code pénal dresse une liste exhaustive des critères de discrimination prohibés dans l’accès aux biens et services. Cette liste, régulièrement enrichie par le législateur, comprend notamment l’origine, le sexe, la situation de famille, la grossesse, l’apparence physique, le nom de famille, l’état de santé, le handicap, les caractéristiques génétiques, les mœurs, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, l’âge, les opinions politiques, les activités syndicales, l’appartenance ou la non-appartenance vraie ou supposée à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée.

Cette énumération extensive reflète la volonté du législateur de couvrir l’ensemble des formes de discrimination susceptibles de se manifester dans les relations commerciales. Chaque critère fait l’objet d’une interprétation stricte par les tribunaux, qui examinent minutieusement les circonstances pour déterminer si l’exclusion était réellement motivée par l’un de ces éléments prohibés.

Sanctions pénales encourues par l’établissement

Les sanctions prévues par l’article 225-2 du Code pénal pour les discriminations dans l’accès aux biens et services sont particulièrement sévères. Elles comprennent trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende pour les personnes physiques, ces peines étant portées à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende lorsque la discrimination est commise dans un lieu accueillant du public ou aux fins d’en interdire l’accès.

Pour les personnes morales, l’article 225-4 prévoit des sanctions adaptées incluant l’amende quintuplée, l’interdiction d’exercer l’activité dans laquelle l’infraction a été commise, la fermeture temporaire ou définitive de l’établissement, ainsi que l’exclusion des marchés publics. Ces sanctions peuvent avoir des conséquences économiques désastreuses pour les entreprises reconnues coupables de pratiques discriminatoires.

Jurisprudence récente de la HALDE et du défenseur des droits

Le Défenseur des droits, qui a succédé à la HALDE en 2011, développe une jurisprudence administrative riche sur les discriminations dans l’accès aux établissements commerciaux. Ses décisions, bien que dépourvues de force contraignante, constituent des références importantes pour l’interprétation des textes et influencent fortement la pratique judiciaire.

Dans sa décision 2021-142 du 8 juin 2021, le Défenseur des droits a ainsi précisé que la présomption de discrimination peut résulter de la convergence d’indices graves, précis et concordants, même en l’absence de preuve directe. Cette approche facilite considérablement l’établissement de la preuve pour les victimes, tout en incitant les commerçants à documenter soigneusement leurs décisions d’exclusion.

Preuve de la discrimination et

renversement de la charge

Le mécanisme de preuve en matière de discrimination bénéficie d’un aménagement procédural favorable aux victimes. Selon l’article 1154-1 du Code de procédure civile, la personne qui se prétend victime d’une discrimination présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte. Il incombe alors à la partie défenderesse de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Ce renversement partiel de la charge de la preuve constitue une révolution dans le contentieux discriminatoire. Les commerçants doivent désormais être en mesure de justifier précisément leurs décisions d’exclusion, en s’appuyant sur des critères objectifs et vérifiables. La simple affirmation de motifs légitimes ne suffit plus ; il faut pouvoir les étayer par des preuves tangibles et proportionnées.

La jurisprudence de la Cour de cassation illustre cette évolution dans son arrêt du 23 septembre 2020, où elle a considéré que la convergence d’indices peut suffire à établir une présomption de discrimination, obligeant le défendeur à démontrer la légitimité objective de sa décision. Cette approche renforce considérablement la protection des consommateurs contre les pratiques discriminatoires déguisées.

Recours juridiques disponibles pour le consommateur expulsé

Le consommateur victime d’une expulsion qu’il estime abusive dispose de plusieurs voies de recours, chacune présentant des spécificités procédurales et des enjeux distincts. La première démarche consiste généralement à adresser une réclamation écrite au responsable de l’établissement, en exposant les faits et en demandant des explications sur les motifs de l’exclusion. Cette approche amiable permet souvent de résoudre les malentendus et peut conduire à des excuses publiques ou à des compensations commerciales.

En cas d’échec de la médiation amiable, le recours au Défenseur des droits constitue une option particulièrement intéressante. Cette autorité administrative indépendante dispose de pouvoirs d’enquête étendus et peut formuler des recommandations contraignantes. Sa saisine est gratuite et peut être effectuée en ligne, rendant cette procédure accessible à tous les citoyens. Le Défenseur des droits peut également accompagner la victime dans ses démarches judiciaires ultérieures.

L’action judiciaire devant le tribunal judiciaire représente le recours ultime pour obtenir réparation d’un préjudice causé par une expulsion abusive. Cette procédure permet d’obtenir des dommages et intérêts compensant le préjudice moral et matériel subi, ainsi que la publication du jugement aux frais du défendeur. Les délais de prescription sont de six ans à compter de la révélation du dommage, offrant une fenêtre temporelle suffisante pour constituer un dossier solide.

N’oubliez pas que la constitution d’un dossier de preuves solide dès l’incident facilite grandement les recours ultérieurs, qu’ils soient amiables ou judiciaires.

Les associations de défense des consommateurs et de lutte contre les discriminations jouent un rôle essentiel dans l’accompagnement des victimes. Elles peuvent intervenir en qualité de parties civiles dans les procédures pénales ou assister les victimes dans leurs démarches civiles. Leur expertise juridique et leur connaissance des pratiques commerciales constituent des atouts précieux pour maximiser les chances de succès des recours entrepris.

Cas particuliers : centres commerciaux, grandes surfaces et boutiques spécialisées

Les centres commerciaux présentent des spécificités juridiques particulières en raison de leur nature de propriété privée collective ouverte au public. Le règlement intérieur de ces établissements doit être approuvé par l’ensemble des copropriétaires et ne peut contenir de dispositions contraires à l’ordre public. L’expulsion d’un client peut être décidée par les agents de sécurité du centre, mais elle doit être motivée et proportionnée, conformément aux dispositions de la loi du 12 juillet 1983 réglementant les activités privées de sécurité.

Les grandes surfaces alimentaires font l’objet d’un régime particulier en raison de leur rôle dans l’approvisionnement des populations, notamment dans les zones rurales ou les quartiers défavorisés. La jurisprudence administrative reconnaît implicitement une forme de service public de fait lorsque ces établissements constituent le seul point d’approvisionnement accessible dans un secteur géographique donné. Cette qualification peut limiter leur pouvoir d’exclusion et les contraindre à proposer des solutions alternatives.

Dans le secteur des boutiques de luxe ou spécialisées, les pratiques d’exclusion fondées sur l’apparence physique ou le niveau de vie présumé du client sont particulièrement surveillées par les autorités. Ces établissements ne peuvent invoquer leur positionnement haut de gamme pour justifier des discriminations basées sur des critères prohibés par la loi. Ils doivent accueillir tout client se comportant correctement, indépendamment de son apparence ou de sa capacité financière apparente.

Les magasins proposant des services essentiels comme les pharmacies bénéficient d’un statut hybride entre commerce privé et service public. Leur obligation de continuité de service limite considérablement leur pouvoir d’exclusion, qui ne peut être exercé qu’en cas de trouble grave à l’ordre public ou de mise en danger de la sécurité sanitaire. Cette contrainte s’explique par l’importance vitale de l’accès aux médicaments pour la population.

La digitalisation croissante du commerce modifie également les enjeux de l’exclusion commerciale. Les plateformes de e-commerce peuvent bannir des utilisateurs de leurs services, mais cette exclusion numérique doit respecter les mêmes principes de non-discrimination que l’exclusion physique. Le développement du commerce phygital, mêlant expérience physique et digitale, complexifie encore davantage ces questions en créant de nouveaux espaces d’interaction entre commerçants et consommateurs.

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